Santé

Caroline Darian : pourquoi l’absence de preuve de violences sexuelles « est extrêmement violente »

Comment se reconstruire quand des pièces maîtresses manquent au puzzle de notre histoire ? Ce jeudi 19 décembre, le verdict du procès des viols de Mazan est attendu. Alors qu’au cours de ces audiences historiques, des images insoutenables, preuves implacables de ce qu’a subi la victime, ont été diffusées,  le cas de Caroline Darian reste l’angle mort des débats. La fille de Gisèle Pelicot reste en proie aux doutes de ce qu’elle a potentiellement subi.

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L’absence de réponse, « un drame absolu » pour les victimes potentielles de violences sexuelles 

En effet, des photos intimes de Caroline Darian, aujourd’hui âgée de 45 ans, ont été retrouvées dans l’ordinateur de son père, Dominique Pelicot, lors de perquisitions au domicile familial en 2020. Sur ces clichés, elle est inconsciente, nue ou avec des sous-vêtements qu’elle ne reconnaît pas. « Le simple fait de se voir sur des clichés dont on ne se souvient pas, la violence des faits par rapport à tout ce qu’on apprend depuis 24 heures, ça continue d’être un cauchemar éveillé. Il va se passer dix secondes où sur la première photo, je ne vais pas me reconnaître, tellement la vérité est trop difficile à encaisser », a-t-elle confié dans un épisode du podcast Transfert

Dominique Pelicot, qui a reconnu être « un violeur » pour les faits liés à sa femme, nie avoir drogué ou abusé sexuellement de sa fille. « Je n’ai jamais touché ma fille », a-t-il affirmé à plusieurs reprises devant la cour criminelle du Vaucluse. Caroline Darian, qui se dit « habitée par la quête de vérité et de justice », elle, est persuadée d’avoir subi le même sort que sa mère. « Gisèle, elle a été violée sous soumission chimique, mais la seule différence entre elle et moi, c’est le manque de preuve me concernant. Pour moi, c’est un drame absolu », a-t-elle déclaré le 18 novembre dernier. Comment se relever dans une telle situation ?

« ça peut être extrêmement douloureux de vivre avec autant de doutes »

« Le fait que tout ce qui s’est passé pour sa mère ait pu être révélé, c’est très important et elle l’a dit elle-même. Mais ça peut être extrêmement douloureux de vivre avec autant de doutes. Psychologiquement, on a besoin de savoir », souligne Hélène Romano*, psychologue clinicienne et autrice d’« Amnésie traumatique : des vies de l’ombre à la lumière ». « Dans la situation de Caroline Darian, qui est particulière compte tenu du mode opératoire de son père et des photos d’elle qui ont été retrouvées, on peut comprendre qu’elle se pose des questions. Elle peut aussi être dans une forme d’identification projective à sa mère qui a subi des atrocités. Sachant qu’il y avait des photos nues de Gisèle Pelicot, inévitablement, elle fait un copier-coller, et ça se comprend. On pourrait aussi parler des fils des Pelicot, qui auraient également pu être victimes. »

Face à l’amnésie traumatique, des traces sensorielles et des troubles évocateurs

Quelles peuvent être les répercussions physiques et psychologiques, quand on pense avoir été victime de violences sexuelles, sans en avoir de souvenir net ? Plusieurs raisons, liées à différents types de contexte, peuvent expliquer cette incapacité à se remémorer ce que l’on a vécu. « Quand un enfant est agressé entre 0 et 5 ans, il n’a pas encore les capacités mnésiques d’un adulte. Lorsqu’un bébé qui a été violé est pris en charge à l’hôpital, et que l’on fait un suivi à 5-6 ans, il n’a pas la capacité de dire ce qu’il s’est passé car la mémoire ne s’imprime pas à cet âge-là », explique Hélène Romano.

« La deuxième catégorie concerne les enfants, les adolescents ou les adultes, qui ont été sous camisole chimique » – la soumission chimique entraînant souvent des altérations de la mémoire. La troisième catégorie, « c’est ce qu’on appelle l’amnésie traumatique, précise l’experte. En cas de stress trop élevé, trop répété, le taux d’hormones sécrété est beaucoup trop fort. Cela entraîne un court-circuitage au niveau des neuromédiateurs. La zone du cerveau qui permet l’intégration de la mémoire, à ce moment-là, ne fonctionne plus ». Pour autant, des traces sensorielles, corporelles, peuvent apparaître, entraînant des troubles post-traumatiques évocateurs, parfois très envahissants.

« Une agression sexuelle, un viol, ça vient stimuler le corps et le déposséder de certaines sensations, explique la psychologue. Pour essayer de les récupérer, des troubles peuvent survenir et alerter l’entourage ou la victime elle-même. Chez l’enfant, notamment, ça peut être une masturbation compulsive ou totalement inadaptée, des connaissances inexpliquées sur la sexualité, des jeux traumatiques sexuels, des troubles de la propreté énurétiques ou encopresiques, parce qu’on sait que dans les prises en charge, le fait d’être sale, d’être souillé, ça donne l’impression d’être protégé des agressions », précise la psychothérapeute.

« Les doutes, les interrogations, ont tendance à se manifester en raison d’un mal-être corporel »

« Chez l’adulte, ça peut être une dysmorphophobie, des troubles de la conduite alimentaire (TCA), une impossibilité de se laver, le fait de ne pas supporter de se toucher sans arriver à nommer pourquoi. Il peut aussi y avoir des troubles liés à la sexualité, comme des conduites sexuelles dangereuses. Par exemple, la personne peut être dissociée, multiplier les conquêtes de façon automatique sans ressentir aucune émotion ou aucun plaisir, au risque d’attraper des IST ou d’être contrainte à des relations. Ça peut aussi être des troubles d’ asexualité », poursuit Hélène Romano, même si ces signaux sont à regarder avec prudence, et ne sont pas systématiquement synonymes d’agressions.

Généralement, « ces troubles sont la première porte d’entrée qui va permettre d’accéder à quelque chose, comme si le corps avait parlé. Les doutes, les interrogations, ont tendance à se manifester en raison d’un mal-être corporel », observe la spécialiste. Ensuite, la levée d’amnésie peut se déclencher dans différents contextes. Dans le cadre d’une procédure judiciaire qui concerne un autre membre de l’entourage – un grand frère ou une grande sœur qui dénonce des faits d’inceste, par exemple, et l’agresseur qui reconnaît les faits pour l’aîné. Aussi, « des femmes enceintes, au cours de la grossesse ou lors de l’accouchement, peuvent avoir des flashs, des reviviscences, quand elles ont été agressées. Cette période-là est propice à la vulnérabilité psychique. C’est un temps où les choses peuvent remonter, indique Hélène Romano. Et quand leur enfant atteint l’âge qu’elles avaient au moment des faits, les traumatismes peuvent refaire surface, avec des cauchemars, des scènes qui reviennent ». Tant de situations non exhaustives, où des intervenants extérieurs peuvent permettre de mettre du sens à des troubles passés sous les radars auparavant, et d’accéder à leur histoire. 

Troubles dépressifs, dépossession de soi, rumination mentale…

Avant de mettre le doigt sur ce que l’on a potentiellement subi, « rester dans le vide est extrêmement violent, insiste la thérapeute. Le fait d’avoir des traces corporelles sans avoir accès à ses souvenirs, c’est comme si on leur avait volé leur mémoire et leur histoire ». D’après les constats qui ont été faits en consultation, cette absence de réponses peut entraîner, dans certains cas, « des troubles dépressifs, un désinvestissement vis-à-vis de ses enfants car on a l’impression que ça n’a pas de sens, une perte de projets, le sentiment d’être dépossédé de soi avec des répercussions fortes au niveau de la personnalité et de la vie des personnes, une rumination mentale à essayer de reconstituer le passé, des troubles anxieux liés à une peur et un manque total de confiance à l’égard des autres », décrit la psychologue.

D’autant plus que cette situation peut affecter les relations, par manque de soutien ou de compréhension de la part de l’entourage. Cela peut notamment engendrer des tensions au sein de la famille, particulièrement en cas d’inceste. Pour faire face à ces situations équivoques et douloureuses, l’experte conseille surtout de ne pas rester seul ou seule. « Les associations peuvent apporter un vrai soutien », souligne-t-elle. Consulter des professionnels spécialisés, et se tourner vers des thérapies par la médiation. « Ça peut être de bons supports pour aider les personnes à réaccéder à leurs émotions, dans un premier temps. »

(*) Hélène Romano,docteure en psychopathologie, psychologue clinicienne et psychothérapeute spécialisée dans le psychotraumatisme. Elle est aussi autrice de« Quand la vie fait mal aux enfants » et « Quand la mère est absente ». (Éd. Odile Jacob). 

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