L’Économiste

Neutralité carbone : atteindre la consommation nette zéro en 10 étapes

Extrêmement vulnérable mais moteur potentiel de solutions, l’Afrique doit transformer ses paradoxes climatiques en opportunité. Décryptage des 10 impératifs stratégiques pour les entreprises.

La 10e édition du rapport Africa Insights lancée par Casablanca Finance City et Oxford Economics Africa, dresse un constat sans appel : l’Afrique, extrêmement vulnérable aux risques climatiques, affaiblie par une résilience structurelle limitée et une pauvreté multidimensionnelle, fait face à un «quadruple paradoxe climatique».

Dans ce contexte, où les finances publiques sont contraintes et l’accès aux financements climatiques internationaux reste inadéquat, le rôle pivot du secteur privé est incontournable. Ainsi, le rapport identifie dix recommandations stratégiques pour guider les entreprises africaines dans la navigation complexe vers la neutralité carbone et un développement résilient. Zoom sur chacun de ces leviers d’action.

Forger des environnements porteurs : la collaboration comme fondement
La première recommandation insiste sur la nécessité pour les entreprises de jouer un rôle «proactif» dans la co-création de cadres politiques, juridiques et réglementaires favorables. Comme le souligne le rapport, il s’agit d’«identifier les barrières et opportunités d’investissement» et de «s’associer aux gouvernements, IFC, DFI et MDB pour réduire les risques et améliorer le caractère bancable des projets».

L’utilisation stratégique de la «finance concessionnelle, des assurances, des garanties et d’autres instruments de réduction des risques» est cruciale pour attirer le capital privé vers des projets d’adaptation précoces ou à faible rendement dans les zones vulnérables.

En retour, les États doivent créer une «certitude pour les investisseurs» via des «stratégies climatiques claires, chiffrées, avec des objectifs mesurables» et des politiques sectorielles intégrant résilience et durabilité, alignées sur les contributions déterminées au niveau national (CDN) et intégrant des normes ESG ainsi que des incitations. L’importance d’une «collaboration renforcée entre les parties prenantes», du renforcement des capacités institutionnelles et du «développement ciblé du capital humain» est notamment soulignée pour garantir la mise en œuvre efficace des politiques et des PPP structurés.

Améliorer la préparation et la visibilité des projets
Le manque de projets bien préparés et «finance-ready» est un frein majeur. Le rapport formule comme deuxième recommandation aux entreprises de soutenir la création de «facilités indépendantes de préparation de projets» pour en améliorer la caractère bancable.

Le développement de «pipelines transparents et prioritaires de projets prêts à être financés», alignés sur les plans nationaux, les taxonomies de finance durable et les CDN, est essentiel pour «améliorer la confiance des investisseurs, réduire les risques perçus et faciliter les approches de financement mixte». En effet, une «visibilité accrue des opportunités de pipelines de projets viables» aligne l’action privée sur les priorités gouvernementales et accélère le financement des infrastructures durables.

Mobiliser des capitaux concessionnels innovants
Face aux déficits de financement climatique, les entreprises doivent collaborer avec les acteurs publics et multilatéraux en vue de «mobiliser des financements mixtes et concessionnels» via des mécanismes innovants adaptés aux contextes nationaux.

Des mécanismes qui, en «réduisant les risques perçus et en améliorant la préparation des projets», peuvent attirer le capital privé, réduire les coûts d’emprunt et «libérer des fonds publics» pour les investissements cruciaux. C’est le lieu de souligner que l’alignement sur les besoins sectoriels et le «ring-fencing» des ressources pour les projets socialement bénéfiques mais moins rentables sont des éléments clés pour un développement inclusif et sobre en carbone, soutenant la mise en œuvre des CDN.

Tirer parti des mécanismes de finance durable
Malgré un contexte international potentiellement moins favorable, le rapport insiste sur le fait que les entreprises doivent «mobiliser de manière proactive et déployer les mécanismes de financement durable» pour se prémunir contre les risques climatiques croissants et assurer la continuité des investissements dans une croissance résiliente et sobre. Avec l’appui des institutions financières internationales, elles peuvent mobiliser des capitaux pour des projets climatiques commercialement viables. Le rapport note que les «changements géopolitiques pourraient également ouvrir des opportunités pour l’industrialisation verte en Afrique».

Structurer des marchés carbone crédibles
La cinquième recommandation repose sur le développement et l’expansion de «marchés de crédits carbone crédibles en Afrique», alignés sur l’Article 6.4 de l’Accord de Paris. Cela est un levier stratégique. Ces marchés peuvent mobiliser des capitaux pour les projets d’adaptation et d’atténuation tout en générant de nouvelles sources de revenus.

Leur efficacité nécessite des cadres réglementaires solides, des systèmes robustes de surveillance et de vérification, un renforcement des capacités institutionnelles et un alignement régional. Les revenus peuvent ainsi être «ring-fencés» pour des projets de résilience, surtout dans les communautés vulnérables.

Le terme «ring-fencing» (ou «ring-fencés» dans sa forme francisée) désigne une technique financière et juridique visant à isoler, protéger et affecter spécifiquement des fonds ou des actifs à un usage prédéterminé, en les séparant du reste des ressources.

S’appuyer sur les IFC comme accélérateurs
Sixièmement, il est recommandé aux entreprises de collaborer avec les Centres financiers internationaux (IFC) pour accélérer le flux de financement durable vers des projets bancables. Les IFC, par leur infrastructure financière, leur expertise et leurs partenariats, peuvent, en effet, mobiliser et rationaliser les flux de capitaux et de connaissances, connecter les investisseurs aux projets, développer des produits financiers innovants, renforcer les capacités en intégration ESG, plaider pour des politiques favorables, améliorer les données et les normes de reporting, et servir d’intermédiaires de confiance pour les PPP. En s’engageant avec les fonds climat multilatéraux, ils deviennent des «hubs clés pour mobiliser l’investissement vert».

Canaliser la diaspora et les transferts d’argent
Les entreprises commerciales peuvent soutenir les efforts pour orienter les contributions de la diaspora et les flux de transferts de fonds vers un développement environnementalement durable. Selon les rédacteurs du rapport, cela passe par des «incitations et des politiques encourageant l’utilisation des transferts pour des initiatives vertes», des investissements dans l’infrastructure financière en vue de réduire les coûts de transaction, et l’exploitation des données.

Attirer les «professionnels qualifiés de la diaspora» vers les secteurs sobres en carbone et résilients renforce également les capacités ainsi que l’innovation. Rappelons qu’en 2023, les transferts de fonds de la diaspora marocaine ont atteint un montant record d’environ 10 milliards de dollars, soit environ 100 milliards de dirhams (MMDH).

Pour 2024, les transferts ont continué à croître, atteignant près de 108 milliards, selon des données récentes, avec des prévisions pour 2025 autour de 123,7 MMDH. Des transferts qui représentent 7% à 10% du PIB marocain. La création de «plateformes centralisées d’adéquation des compétences» est vivement recommandée pour aligner les capacités de la main-d’œuvre sur les besoins des industries sobres en carbone.

En listant les compétences requises, les entreprises peuvent orienter les programmes de formation et favoriser les partenariats avec les établissements d’enseignement, améliorant ainsi la visibilité et la viabilité des investissements verts. Ces plateformes servent aussi de hubs de collaboration et de partage des connaissances.

Investir d’urgence dans les données et renforcer la gestion des risques
La capacité de l’Afrique à anticiper et à absorber les chocs climatiques repose fondamentalement sur la résolution des déficits critiques en matière de données et le renforcement structurel des systèmes de gestion des risques.

Comme le souligne le rapport, investir dans la fermeture des lacunes en matière de données et consolider les systèmes de réduction et de gestion des risques de catastrophes est un impératif stratégique pour les entreprises. Une démarche qui exige la production de données fiables, opportunes et désagrégées couvrant trois dimensions interconnectées : les aléas climatiques physiques (sécheresses, inondations, élévation du niveau de la mer), les vulnérabilités socio-économiques des populations (pauvreté, accès aux services de base, informalité économique), et les dynamiques environnementales locales (dégradation des sols, état des écosystèmes, ressources en eau).

Sans cette granularité informationnelle, toute prise de décision éclairée – qu’elle soit opérationnelle, d’investissement ou de planification – reste compromise, exposant les entreprises à des évaluations erronées des menaces et des opportunités. L’intégration systématique d’une «planification informée des risques dans les opérations commerciales» constitue le pivot de la résilience organisationnelle.

Cela implique de transcender une logique réactive pour adopter une approche proactive, notamment cartographier les chaînes d’approvisionnement vulnérables, modéliser les impacts financiers de scénarios climatiques extrêmes, renforcer la robustesse des infrastructures critiques, et adapter les modèles d’affaires aux nouvelles normes environnementales. Une transformation qui ne peut toutefois être portée isolément par le secteur privé.

Une collaboration étroite avec les gouvernements (pour l’accès aux données nationales, la co-construction de normes et l’alignement des politiques), les institutions financières internationales (pour le partage d’expertise technique et le financement des systèmes d’alerte précoce), et les partenaires de développement (pour la mutualisation des ressources) est indispensable. Une synergie multipartite qui permet de démultiplier les efforts en matière de prévention, de préparation et de réponse aux catastrophes.

Investir dans les capacités, la sensibilisation et le transfert technologique
Enfin, un effort continu de renforcement des capacités, de sensibilisation et de transfert de technologie est fondamental pour l’efficacité de l’action climatique. Cela implique des investissements dans l’éducation, la formation professionnelle et les programmes de développement des compétences pour améliorer la compréhension de la finance durable et du changement climatique.

Renforcer les capacités techniques et les plateformes de partage des connaissances permet à tous les acteurs – des décideurs politiques à la société civile – d’accéder, appliquer et mettre à l’échelle des solutions intelligentes face au climat. Le recours à des partenariats avec les institutions africaines et les fonds multilatéraux est vital pour mobiliser les ressources nécessaires.

Un impératif stratégique et collaboratif

Ces dix recommandations, comme le souligne le rapport, sont «interreliées» et dessinent une feuille de route complexe mais indispensable. Elles placent la collaboration public-privé-multilatéral au cœur de la transformation, soulignant que la réussite du net-zero en Afrique repose sur la capacité des entreprises à s’engager activement bien au-delà de leurs opérations directes, notamment dans le plaidoyer politique, la structuration des marchés (notamment carbone), la mobilisation innovante de capitaux (concessionnels, diaspora, finance mixte), et le développement d’écosystèmes favorables (données, compétences, gestion des risques).

Le «dé-risquage des investissements» et la «mobilisation de la finance privée durable» ne sont pas des options, mais des nécessités pour débloquer le capital nécessaire à la résilience climatique de l’Afrique et assurer une croissance et un développement économiques sobres en carbone et inclusifs, soulignent les auteurs. Ainsi, dans un contexte de pressions climatiques croissantes et de défis géopolitiques, l’action résolue et coordonnée des entreprises africaines, guidée par ces leviers, est la clé d’un avenir résilient.

Bilal Cherraj / Les Inspirations ÉCO

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