Economie

Une réforme pour restaurer l’État stratège

Engagé dans une refonte méthodique de son portefeuille d’établissements et d’entreprises publics (EEP), le Maroc ambitionne de repositionner ces structures au cœur de sa stratégie de développement. Portée par l’Agence Nationale de Gestion Stratégique des Participations de l’État et de Suivi des Performances des Établissements et Entreprises Publics (ANGSPE), cette réforme entend dépasser la logique budgétaire au profit d’une gouvernance fondée sur la performance, l’impact territorial et la cohérence stratégique avec les priorités nationales.

La refondation du secteur des établissements et entreprises publics (EEP) ne procède pas d’un simple ajustement administratif. Elle répond à une ambition clairement formulée au sommet de l’État. Dès le discours du Trône de 2020, S.M. le Roi Mohammed VI avait posé les fondements de cette transformation, appelant à « une réforme en profondeur du secteur public », condition sine qua non à la relance post-Covid et à la consolidation du modèle de développement du Royaume.

C’est dans cette perspective qu’a été créée, par la loi n° 82-20, l’Agence Nationale de Gestion Stratégique des Participations de l’État et de Suivi des Performances des Établissements et Entreprises Publics (ANGSPE), adossée au ministère de l’Économie et des Finances. Elle s’est vu confier la mission de pilotage, de structuration et d’évaluation d’un portefeuille public aux ramifications économiques, sociales et stratégiques profondes.

Au fil des décennies, le paysage des EEP s’est densifié au point d’échapper à toute lisibilité d’ensemble. Selon les données officielles, le portefeuille de l’État comptait, en 2022, près de 255 établissements publics et 44 entreprises à participation directe, sans compter les multiples filiales et participations croisées. Un empilement institutionnel qui a souvent donné lieu à des chevauchements de compétences, une dilution des responsabilités et une gouvernance à géométrie variable.

La réforme impulsée par l’ANGSPE vise donc, en premier lieu, à rationaliser ce tissu. Comme l’a rappelé Abdellatif Zaghnoun, son directeur général, devant la Commission du contrôle des finances publiques à la Chambre des représentants : « Il convient de vérifier la justification même de l’existence des entités concernées à l’aune des objectifs poursuivis ». Un principe simple, mais révolutionnaire dans un écosystème longtemps régi par l’inertie.

Lire aussi : Code des bonnes pratiques de gouvernance des EEP : levier d’une transformation structurelle majeure

Restaurer la centralité stratégique des EEP

Au-delà du périmètre institutionnel, la question de fond reste celle de la finalité. Quel rôle doit jouer un EEP dans une économie ouverte, en transition vers une industrialisation avancée et soucieuse de cohésion sociale ? La réponse des autorités marocaines est claire : il s’agit de restaurer la centralité des EEP comme leviers de transformation et d’animation des chaînes de valeur, tant territoriales que sectorielles.

La Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD), dans son rapport fondateur de 2021, a insisté sur la nécessité de « repenser le rôle de l’État actionnaire ». Les EEP ne doivent plus être perçus comme des centres de coûts, mais comme des instruments d’investissement, d’orientation stratégique et de création de valeur partagée.

Ce repositionnement implique une réévaluation des missions. L’ANGSPE préconise un classement des EEP selon leur pertinence stratégique : infrastructures critiques, industries de souveraineté, transition énergétique, sécurité alimentaire, ou encore digitalisation. Ceux dont les missions ne relèvent plus du champ étatique pourraient être restructurés, regroupés ou, le cas échéant, ouverts au secteur privé.

L’un des axes majeurs de la réforme est l’instauration d’une gouvernance modernisée. Finies les logiques purement administratives. Le nouveau cadre ambitionne d’introduire des mécanismes de responsabilisation, de transparence et de reddition des comptes. À terme, tous les EEP devront être soumis à une évaluation régulière fondée sur des indicateurs de performance harmonisés.

De la logique budgétaire à la logique d’impact

Longtemps, le pilotage des EEP s’est concentré sur des considérations budgétaires : respect des dotations, équilibre comptable, limitation de la dette. Désormais, la réforme entend déplacer le centre de gravité vers une logique d’impact : quels bénéfices concrets pour les usagers, pour le tissu productif local, pour l’environnement ?

Cette mutation implique un changement de paradigme dans le contrôle financier exercé par l’État. Le ministère de l’Économie et des Finances travaille, en lien avec l’ANGSPE et la Trésorerie Générale du Royaume, à la mise en place d’un nouveau cadre d’audit fondé sur la performance. Il s’agit de faire émerger une culture de résultats, capable de rompre avec les pratiques d’opacité et de statu quo.

Derrière cette réforme se joue aussi une recomposition silencieuse du rôle économique de l’État. Dans un contexte mondial marqué par les tensions géopolitiques, la reconfiguration des chaînes d’approvisionnement et l’exigence de souveraineté, le Maroc entend disposer d’outils publics capables de sécuriser ses intérêts vitaux.

Les EEP actifs dans des secteurs clés comme l’énergie (ONEE, MASEN), l’eau (RADEEJ, Lydec), les transports (ONCF, RAM), ou encore l’industrie (AMDIE, Tanger Med Port Authority), jouent à ce titre un rôle d’ancrage stratégique. L’État veut en faire des bras armés de ses politiques publiques, tout en leur donnant la marge de manœuvre nécessaire pour innover, investir et coopérer.

L’irrigation des territoires et des filières

Un autre enjeu fondamental est celui de la territorialisation. Trop souvent, les EEP ont été pilotés depuis Rabat selon une logique centralisatrice, déconnectée des besoins concrets des régions. La réforme actuelle ambitionne de renverser cette dynamique, en favorisant des synergies locales et une meilleure articulation avec les collectivités territoriales et les stratégies régionales de développement.

À titre d’exemple, plusieurs EEP sont appelés à jouer un rôle moteur dans l’industrialisation des territoires : l’Agence Marocaine de Développement des Investissements et des Exportations (AMDIE) dans les zones industrielles émergentes ; la SNTL dans la logistique régionale ; ou encore les offices régionaux dans la mise en œuvre du Plan Maroc Vert et de sa déclinaison Génération Green.

La réforme des EEP ne saurait être instantanée. Elle implique un changement culturel profond, la coordination de multiples acteurs institutionnels, ainsi qu’une communication continue pour faire évoluer les représentations. Plusieurs défis demeurent : résistance au changement, inertie bureaucratique, tensions entre rationalisation et maintien de l’emploi, etc.

Vers une stratégie dinvestisseur responsable

Un volet souvent méconnu de la réforme des EEP touche à la politique actionnariale de l’État. Là encore, l’objectif est de sortir d’une logique passive, où l’actionnariat se limitait à une présence institutionnelle, pour évoluer vers une posture d’investisseur stratégique responsable.

Selon le rapport annuel de la Trésorerie Générale du Royaume (TGR), l’État détient des participations directes ou indirectes dans plus de 230 entités. Cette présence doit être redéfinie selon une grille d’analyse fondée sur la pertinence sectorielle, le degré de maturité des marchés, et les possibilités de transfert progressif au secteur privé lorsque cela est judicieux.

L’ANGSPE, en coordination avec la Direction des Entreprises Publiques et de la Privatisation (DEPP), travaille à la mise en place d’une doctrine actionnariale renouvelée, fondée sur les principes de performance, d’impact et de transparence. L’objectif est clair : veiller à ce que chaque dirham investi par l’État réponde à une justification économique, sociale ou environnementale tangible.

Plusieurs cas emblématiques illustrent la démarche actuelle. Ainsi, la fusion des opérateurs régionaux de l’eau et de l’électricité a permis une mutualisation des compétences et une meilleure efficience opérationnelle. La réforme de l’ONCF, amorcée autour de son projet de pôle fret, vise à accélérer l’ouverture au capital et à réorienter l’offre vers les besoins logistiques industriels.

De son côté, l’Agence pour le Développement Agricole (ADA) a engagé une refonte de ses dispositifs d’appui afin de renforcer les chaînes de valeur agricoles locales. Quant à la Caisse Marocaine des Retraites (CMR), elle déploie des outils de gouvernance renforcés pour assurer sa viabilité à long terme.

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