Le Conseil de la concurrence révèle une recomposition silencieuse du secteur
Sous l’apparente stabilité du secteur de la distribution de carburants au Maroc, le dernier rapport trimestriel du Conseil de la concurrence, publié le 24 juillet 2025, révèle une transformation structurelle du marché opérée dans une relative discrétion. Si les marges nettes des neuf principaux distributeurs retrouvent des niveaux inédits depuis 2021, cette embellie financière ne saurait masquer une recomposition silencieuse des équilibres entre acteurs historiques et nouveaux entrants, avec des implications durables sur les chaînes logistiques, la fiscalité énergétique et la soutenabilité sociale.
En 2024, les distributeurs marocains de carburants ont enregistré un résultat net cumulé de 2,3 milliards de dirhams sur un chiffre d’affaires global de 77,9 milliards de dirhams, soit un taux de marge nette de 2,9 %. Ce redressement spectaculaire intervient après deux années de forte volatilité : 0,6 % en 2022, -0,5 % en 2023, notamment à la suite des sanctions infligées dans le cadre des accords transactionnels.
Mais au-delà de cette reprise, les données du Conseil dessinent une dynamique bien plus profonde : celle d’un réagencement progressif des positions de marché. Si les neuf groupes dominants — dont Afriquia SMDC, Vivo Energy, TotalEnergies Marketing — conservent leur primauté, leur part dans les volumes importés est passée de 89 % en 2023 à 84 % en 2024. Des opérateurs plus récents comme BB Energy ou BGN Energy Maroc commencent à grignoter du terrain. Cette érosion relative des parts de marché des majors traduit un affaiblissement de leur rente d’oligopole et ouvre la voie à un jeu plus fragmenté, susceptible de redessiner les règles d’accès au marché à moyen terme.
Ce glissement s’accompagne d’une évolution non moins significative des infrastructures. Le stock national déclaré a connu une hausse annuelle de 7,4 %, atteignant 1,15 million de tonnes en capacité de stockage, tandis que le réseau de distribution s’est densifié avec 184 nouvelles stations-service, portant le total national à 3 534. Ce sont précisément les nouveaux venus qui s’y illustrent, avec une progression de +15,3 % contre une croissance plus modérée chez les opérateurs historiques.
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Autrement dit, la conquête du terrain ne se joue plus uniquement sur l’import, mais aussi sur l’implantation physique et la couverture géographique — des leviers qui préfigurent un repositionnement stratégique, notamment en direction des zones périurbaines et rurales encore sous-desservies. Cette expansion plus agile, fondée sur des modèles d’exploitation allégés, pourrait à terme éroder davantage les positions dominantes établies.
Cette transformation silencieuse du marché ne se déploie pas sans frictions. Pour les transporteurs routiers, premiers consommateurs nationaux de gasoil, les conclusions du rapport ravivent une inquiétude persistante : celle d’une déconnexion entre la hausse des marges nettes et les réalités économiques des opérateurs intermédiaires.
« Lorsque les bénéfices explosent mais que les tarifs de fret stagnent, c’est toute la chaîne de valeur logistique qui se fragilise », déplore un représentant de la Fédération nationale du transport multilogistique. De fait, les écarts relevés par le Conseil dans la variation des marges brutes — jusqu’à 60 centimes par litre de gasoil d’un mois à l’autre — rendent toute planification tarifaire incertaine. Par contraste, des pays comme la Tunisie et l’Égypte ont instauré des mécanismes de régulation ou de compensation ciblée, permettant d’amortir les effets de la volatilité pour les transporteurs et les PME.
Des répercussions en cascade sur les chaînes de valeur
Les effets de cette recomposition du marché ne se limitent pas au transport. L’agro-industrie, les matériaux de construction ou encore les grandes enseignes de distribution, dont la logistique repose massivement sur le gasoil, doivent désormais composer avec des hausses imprévisibles de leurs coûts d’approvisionnement. La non-synchronisation entre les prix à la pompe et les coûts d’achat — soulignée par le rapport — ajoute à la complexité des arbitrages budgétaires.
Cette imprévisibilité affecte également la politique fiscale. Si l’augmentation des marges nettes se traduit mécaniquement par une hausse de l’assiette imposable pour les entreprises concernées, elle relance aussi le débat sur l’équité contributive dans un secteur où les aides à la consommation ont été supprimées sans mécanismes compensatoires clairs pour les plus vulnérables.