Des disparitions aux allures de sabotage administratif
La disparition systématique de documents dans plusieurs communes du Royaume compromet gravement la lutte contre la corruption, en affaiblissant les capacités d’audit et en alimentant les soupçons de collusion. A Casablanca-Settat et Marrakech-Safi, des documents sensibles ont disparu, notamment des permis de construire, des appels d’offres et des données fiscales.
Les révélations récentes sur la disparition massive d’archives dans plusieurs municipalités marocaines, dont celles de Casablanca-Settat et de Marrakech-Safi, jettent une lumière crue sur les fragilités de la gouvernance locale. Alors que les autorités centrales multiplient les initiatives en matière de transparence et de redevabilité, ces disparitions documentaires – souvent ciblées – menacent de neutraliser les efforts de lutte contre la corruption dans les collectivités territoriales.
Selon des rapports internes du ministère de l’Intérieur ayant fuité dans la presse, les inspecteurs mandatés pour contrôler la gestion locale ont découvert un phénomène récurrent : des documents administratifs essentiels ont tout simplement disparu. Il s’agit notamment de permis de construire, de dossiers relatifs à des appels d’offres publics, de baux municipaux, ou encore de fichiers fiscaux portant sur les terrains non bâtis. Dans certaines communes, les disparitions concernent aussi des relevés de consommation de carburant, des bordereaux de caisse, voire des contrats d’entretien des infrastructures publiques.
Plus troublant encore, cette disparition sélective touche des projets à forte sensibilité politique ou financière : marchés publics non réalisés, concessions de biens communaux à des tiers, ou exonérations fiscales suspectes. Un inspecteur anonyme cité dans les rapports évoque « une stratégie de dilution volontaire des preuves » qui rendrait les poursuites ou les redressements quasiment inapplicables.
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Les communes pointées du doigt évoquent des pertes accidentelles, des erreurs de classement ou des problèmes de stockage. Pourtant, les cas d’agents municipaux ayant promis de fournir certains documents avant de déclarer leur absence sont suffisamment nombreux pour nourrir des soupçons plus lourds. Certains élus locaux vont jusqu’à parler d’« obstructions systématiques », évoquant une forme de sabotage administratif orchestré pour couvrir des irrégularités passées.
L’accusation n’est pas nouvelle. Depuis plusieurs années, la Cour des comptes souligne dans ses rapports annuels des manquements structurels dans la gestion documentaire des collectivités locales. Cependant, l’ampleur actuelle du phénomène, son extension géographique, et sa récurrence dans des secteurs financiers critiques – immobilier, fiscalité, logistique – confèrent à ces disparitions une dimension inédite.
Ce scandale intervient alors que le ministère de l’Intérieur renforce son dispositif de contrôle en vue des élections municipales de 2026. À travers un programme de redressement de la gouvernance locale, les inspections se sont intensifiées ces derniers mois, notamment dans les grandes agglomérations. Le timing des disparitions ne passe donc pas inaperçu : dans plusieurs villes, elles coïncident avec l’arrivée imminente des inspecteurs ou le lancement d’audits internes.
Face à cette situation, le débat s’enflamme dans les conseils communaux. À Casablanca, Rabat, Fès et Agadir, des élus de la majorité comme de l’opposition exigent des enquêtes judiciaires, et certains appellent à la suspension provisoire des fonctionnaires impliqués. Des groupes de citoyens, souvent organisés via les réseaux sociaux ou des collectifs civiques, réclament quant à eux un audit indépendant et une réforme structurelle de l’archivage public.
Des conséquences juridiques et politiques durables
Sur le plan administratif, la perte de ces documents entrave directement les mécanismes de redevabilité. Sans pièces justificatives, les autorités de tutelle ne peuvent ni attester de la régularité d’une opération, ni enclencher des procédures de redressement ou de sanction. Pire encore : ces disparitions pourraient, dans certains cas, compromettre la recevabilité des plaintes déposées par des citoyens ou des associations contre des décisions jugées arbitraires.
Au plan politique, le discrédit est lourd. Pour de nombreux observateurs, ces atteintes à l’intégrité documentaire constituent une remise en cause directe du principe de continuité de l’État et de la mémoire administrative. « Une démocratie locale ne peut fonctionner sans archives fiables », rappelle un ancien magistrat de la Cour des comptes. Il ajoute : « Cela va bien au-delà de la simple bureaucratie, c’est un enjeu de souveraineté locale. »
Conscients de l’ampleur du problème, certains responsables du ministère de l’Intérieur plaident désormais pour une réforme en profondeur du système d’archivage municipal. Celle-ci passerait par une numérisation systématique des documents sensibles, l’obligation de copies certifiées centralisées au niveau régional, et une traçabilité des mouvements de dossiers. Une telle réforme, coûteuse et complexe, supposerait également un effort massif de formation des agents municipaux, dont beaucoup continuent de manipuler des documents sans protocoles clairs de conservation ou de transmission.