Le Maroc entre ambitions et réalités complexes
Depuis deux décennies, le Maroc a profondément transformé son approche des stratégies nationales. Autrefois élaborées en interne par les administrations publiques, ces stratégies sont désormais souvent confiées à des cabinets de conseil internationaux ou nationaux. Cette évolution s’inscrit dans la continuité des réformes économiques néolibérales initiées dès les années 1980, notamment avec les plans d’ajustement structurel visant à stabiliser l’économie et à promouvoir une libéralisation progressive des marchés.
La montée en puissance des cabinets de conseil en stratégie au Maroc reflète la volonté des pouvoirs publics de moderniser rapidement l’économie nationale et d’intégrer des méthodes de gestion inspirées du secteur privé. Ce changement a été marqué dès les années 2000 par le lancement de programmes ambitieux élaborés par des cabinets réputés tels que McKinsey, Roland Berger et Boston Consulting Group (BCG). Ces derniers sont perçus comme porteurs d’expertise pointue, capables d’apporter des solutions innovantes face aux défis complexes liés à la mondialisation.
Les grandes stratégies marocaines comme le Plan Azur (tourisme), le Pacte Émergence (industrie), le Plan Maroc Vert (agriculture) ou encore la stratégie Sport 2020 illustrent cette tendance. Conçues par des consultants externes, ces initiatives présentent des objectifs clairs et quantifiés, assortis de benchmarks internationaux destinés à attirer investisseurs et partenaires étrangers.
Le secteur du conseil stratégique au Maroc est devenu un marché particulièrement attractif pour les cabinets internationaux. Cette attractivité s’explique par la diversité des prrojets de grande envergure lancés régulièrement par l’État marocain, représentant ainsi des opportunités commerciales significatives.
Parmi les acteurs majeurs présents au Maroc figurent des cabinets de conseil mondiaux renommés tels que McKinsey & Company, Boston Consulting Group (BCG), Roland Berger, Bain & Company, Oliver Wyman et Deloitte. Ces cabinets internationaux se livrent une concurrence acharnée pour obtenir des marchés publics souvent très lucratifs, impliquant des budgets conséquents.
Les stratégies de lobbying jouent un rôle décisif dans l’attribution des contrats publics. Ces cabinets s’appuient souvent sur d’anciens hauts fonctionnaires ou consultants bien connectés, facilitant ainsi leur accès aux décideurs marocains. Des colloques exclusifs, des partenariats stratégiques avec des universités marocaines, ou encore la production régulière d’études influentes, constituent autant d’outils pour démontrer leur maîtrise des réalités locales et renforcer leur positionnement concurrentiel.
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Parallèlement à ces acteurs internationaux, des cabinets marocains tels que Valyans Consulting ont su tirer leur épingle du jeu. En jouant la carte de la proximité culturelle et institutionnelle, Valyans s’impose comme une alternative locale crédible, capable de rivaliser avec les géants internationaux grâce à une connaissance fine des réalités marocaines associée à des standards internationaux élevés.
Une méthodologie aux effets incertains
Malgré leur popularité, les stratégies proposées par les cabinets conseils ne sont pas exemptes de critiques. L’élaboration de ces stratégies se déroule souvent dans une opacité notable. Généralement livrées sous forme de présentations PowerPoint, ces études manquent de transparence méthodologique, limitant ainsi les possibilités d’un véritable débat démocratique préalable.
Cette opacité méthodologique s’accompagne fréquemment d’un optimisme excessif, parfois irréaliste, dans les objectifs fixés. Le Plan Azur, censé atteindre 100 000 lits touristiques en dix ans, n’en a réalisé qu’un tiers. Le programme Moukawalati a subi un échec similaire : il visait la création de 30 000 entreprises mais seules 1000 ont vu le jour. Ces exemples illustrent les limites récurrentes des stratégies élaborées par ces cabinets.
La phase d’implémentation des stratégies élaborées par les cabinets est particulièrement complexe. Faute d’une implication précoce des équipes ministérielles, les cadres locaux se retrouvent souvent face à des stratégies perçues comme imposées de l’extérieur. La rémunération élevée des consultants, contrastant fortement avec les salaires des fonctionnaires responsables de la mise en œuvre, crée des tensions internes, conduisant à une faible appropriation des réformes.
La création d’agences spécialisées et de comités de pilotage, censés pallier les rigidités administratives et favoriser la coordination, ne suffit pas toujours à garantir une mise en œuvre efficace. Ces nouvelles structures peinent souvent à mobiliser les équipes internes, indispensables pour assurer la réussite concrète des projets sur le terrain.
Repenser l’approche marocaine du conseil stratégique
Alors que de nombreux pays en développement s’en remettent quasi exclusivement à des cabinets étrangers pour définir leurs politiques publiques, le Maroc s’illustre par une volonté d’affirmer un modèle endogène, fondé sur une expertise nationale, une culture du pilotage stratégique et une implication progressive des acteurs locaux. Sans renier l’apport des partenaires internationaux, le Royaume cherche à bâtir une trajectoire autonome de développement, articulée autour de trois leviers majeurs : la capitalisation des compétences internes, la territorialisation des stratégies et la création d’institutions opérationnelles enracinées localement.
Depuis le tournant amorcé dans les années 2010, le Maroc s’efforce de corriger les effets d’une dépendance excessive vis-à-vis des cabinets de conseil étrangers. À travers la montée en puissance de structures comme Valyans Consulting et R&S Conseil, ou encore des cellules stratégiques intégrées à des ministères clés (Intérieur, Économie et Finances, Investissement), le pays s’engage dans une dynamique de réappropriation des outils d’analyse, de planification et d’évaluation. Cette démarche vise à renforcer l’État stratège, capable non seulement de concevoir ses propres réformes mais aussi d’en piloter la mise en œuvre dans une logique de résultats.
Contrairement aux modèles technocratiques imposés d’en haut, souvent perçus comme déconnectés des réalités locales, le Maroc mise de plus en plus sur une planification différenciée, adaptée aux spécificités territoriales. Les stratégies régionales intégrées (SRI), les agences de développement régionales (ADR), ou encore les contrats-programmes territoriaux illustrent cette volonté de faire du développement un processus partagé, ancré dans les besoins réels des populations. Cette approche permet également de mobiliser les collectivités territoriales comme relais opérationnels des politiques nationales, renforçant ainsi la cohérence entre le niveau central et les dynamiques locales.
Des dispositifs institutionnels innovants et contextualisés
Le modèle marocain privilégie une gouvernance agile fondée sur la création d’agences spécialisées capables de porter des politiques sectorielles sur la durée, en dehors des cycles électoraux. L’Agence Marocaine de Développement des Investissements et des Exportations (AMDIE), l’Agence pour le Développement Agricole (ADA), ou encore le Fonds Mohammed VI pour l’Investissement sont autant d’outils techniques qui concilient réactivité managériale et alignement stratégique avec les grandes priorités nationales. Cette architecture institutionnelle s’accompagne d’un renforcement du pilotage stratégique par objectifs, avec des tableaux de bord, des indicateurs de suivi et une logique de contractualisation avec les parties prenantes.
Ce modèle endogène s’inscrit dans une vision ambitieuse de transformation économique, qui rompt avec une dépendance exclusive aux ressources primaires ou à la rente foncière. À travers les chantiers du Plan d’Accélération Industrielle, la stratégie Génération Green, la Vision 2035 pour l’enseignement supérieur ou encore l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) dans sa troisième phase, le Maroc investit dans les secteurs productifs, l’innovation, l’économie verte et le capital humain. Ces plans ne sont plus de simples slogans technocratiques, mais des référentiels ancrés dans des politiques concrètes, évaluées et révisées de manière continue.
Encadré
Entre savoir local et pression globale Au moment où l’Afrique et le Golfe semblent céder aux sirènes des cabinets de conseil internationaux, s’engageant dans une dépendance croissante envers des diagnostics standardisés venus d’ailleurs, le Maroc fait face à un impératif : préserver jalousement sa souveraineté stratégique. La singularité marocaine tient précisément à cette lucidité critique, à cette volonté assumée de penser et de maîtriser son destin sans tomber dans les pièges d’une servitude intellectuelle subtile mais bien réelle. Contrairement à de nombreux pays qui délèguent leur avenir aux méthodologies séduisantes mais souvent déconnectées de McKinsey, Deloitte ou BCG, le Royaume doit impérativement conserver la maîtrise totale des leviers décisionnels, affirmant ainsi sa capacité d’arbitrage autonome. Il ne s’agit nullement d’ignorer les savoirs extérieurs mais bien de les intégrer dans une perspective lucide et informée, où la vision locale prime sur les recettes globales. Car derrière les présentations soignées et les audits clés en main, se dissimule souvent un renoncement insidieux à toute approche endogène, fragilisant le lien entre décisions publiques et réalités vécues par les citoyens. Cette orientation stratégique, loin d’être anodine, exprime un choix clair : celui d’une souveraineté intellectuelle et technocratique pleinement revendiquée. C’est un refus ferme de la standardisation des politiques publiques, un acte de résistance face à l’hégémonie tranquille des cabinets étrangers. Le Maroc, fort de son expérience, de ses propres outils et de ses priorités clairement définies, a tout à gagner à rester maître absolu de son destin. |