Quand l’ambition minérale bute sur la géopolitique de la transition verte
Longtemps perçu comme un fournisseur incontournable de phosphates, le Maroc tente aujourd’hui une diversification de sa puissance minérale, en se positionnant sur un nouveau front stratégique : celui des terres rares. Ces éléments métalliques, devenus essentiels à la fabrication des technologies dites vertes — comme les éoliennes ou les véhicules électriques — mais aussi à des applications militaires de haute précision, cristallisent les tensions entre puissances industrielles et nourrissent les logiques d’alliance et de rivalité.
Dans les provinces sahariennes et le massif de l’Anti-Atlas, plusieurs gisements de terres rares ont été identifiés, parmi lesquels Lamlaga, Lahjeyra ou encore Awark, révélant des ressources métalliques non négligeables. Ces minerais, dont les teneurs peuvent rivaliser avec certains sites en Afrique australe ou en Asie du Sud-Est, sont encore à un stade préliminaire d’exploration. L’Office National des Hydrocarbures et des Mines (ONHYM), bras opérationnel de l’État, pilote les investigations avec l’ambition affichée de mieux cartographier le sous-sol national.
Mais cette promesse minérale s’appuie également sur un potentiel souvent méconnu : les terres rares contenues dans les résidus phosphatés. Les gisements de phosphates, dont le Maroc détient près de 70 % des réserves mondiales, contiennent des éléments en traces qui pourraient être valorisés, notamment dans les rebuts industriels comme le phosphogypse. Cette approche par extraction secondaire traduit un changement de paradigme dans l’économie des ressources, où le recyclage devient enjeu industriel à part entière.
Loin d’un engouement opportuniste, le Maroc structure sa réflexion autour des minerais critiques sur le temps long. La réforme du Code minier, amorcée en 2023, prévoit d’intégrer une catégorie spécifique pour les ressources stratégiques, avec en ligne de mire la création d’une commission nationale de pilotage et d’un cadastre digital destiné à encadrer et dynamiser les investissements. La volonté est claire : sortir d’une logique extractive classique pour entrer dans celle de la valeur ajoutée locale, en encourageant le raffinage, la transformation et l’industrialisation in situ.
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Cette mue s’appuie d’ores et déjà sur des coopérations ciblées. Le partenariat entre l’OCP, l’Université Mohammed VI Polytechnique et la firme britannique Rainbow Rare Earths, centré sur l’exploitation du phosphogypse, en est une illustration. En optant pour l’extraction de terres rares à partir de déchets industriels, le Maroc se distingue par une approche environnementale et technologique qui pourrait inspirer d’autres pays du Sud global.
Le Maroc, pivot des rééquilibrages stratégiques
Malgré un contexte marqué par la rivalité sino-occidentale sur les chaînes d’approvisionnement, le Maroc s’emploie à jouer sa propre carte. À l’égard de la Chine, il entretient des relations commerciales soutenues, en particulier dans les domaines des batteries et de la chimie industrielle, tout en s’abstenant de tout alignement exclusif. En parallèle, Rabat renforce ses coopérations avec les États-Unis, qui multiplient les partenariats technologiques, et avec l’Union européenne (UE), qui voit en le Royaume un fournisseur fiable et durable.
Le Partenariat Vert Maroc-UE, signé en 2022, donne un cadre à ces ambitions partagées. Il s’agit non seulement de garantir l’approvisionnement de l’Europe en matières critiques, mais aussi de favoriser l’émergence d’industries marocaines adossées aux standards environnementaux et sociaux de l’UE. En Afrique, le Maroc affirme une posture de facilitateur, promouvant une exploitation régionale équilibrée des ressources minérales. La participation d’OCP au projet sud-africain de Phalaborwa en atteste.
Entre souveraineté industrielle et exigences du marché
Le chemin reste semé d’obstacles. La mise en valeur des terres rares implique des capacités technologiques de raffinage, encore peu développées au Maroc, et une attractivité pour des capitaux à forte intensité. Or, dans un secteur où les coûts environnementaux peuvent être élevés, les investisseurs scrutent les garanties réglementaires et sociales. Le Royaume devra arbitrer entre ouverture aux flux internationaux et contrôle public des ressources stratégiques, dans une démarche équilibrée.
L’enjeu, en définitive, dépasse la seule rentabilité minérale. Il touche à la place du Maroc dans la nouvelle géographie industrielle mondiale, à la croisée de l’Afrique et de l’Europe, de la dépendance technologique et de l’émancipation productive. À l’instar de sa politique dans les phosphates, le pays cherche à structurer une filière où l’État conserve la maîtrise des orientations stratégiques tout en s’ouvrant à l’innovation et au capital international.
Rien ne garantit, à ce jour, que le Maroc deviendra un acteur de premier rang dans le domaine des terres rares. Mais les fondations posées — en matière de gouvernance minérale, de diplomatie énergétique et de coopération technologique — lui confèrent une légitimité croissante. Dans un monde où les ressources naturelles sont redevenues des instruments de souveraineté, le Royaume bâtit une stratégie à plusieurs volets, fondée sur la cohérence, la durabilité et l’anticipation.
Ce faisant, il s’inscrit dans un mouvement plus large de réappropriation des ressources africaines, où l’exploitation minière ne saurait se concevoir sans exigence de transformation locale, de création de valeur et de développement industriel endogène. Une vision dont les terres rares pourraient à terme devenir l’emblème, à condition de ne pas répéter les logiques extractivistes du passé.
Géopolitique des terres rares
Avec près de 210 000 tonnes extraites en 2022, la Chine assure près de 70 % de la production mondiale de terres rares, selon Reuters. Mais son pouvoir ne tient pas uniquement à l’abondance de ses gisements (environ 34 % des réserves mondiales) : il repose surtout sur sa maîtrise quasi totale de la chaîne de valeur, du raffinage des oxydes jusqu’à la production des aimants permanents néodyme-fer-bore, essentiels aux éoliennes, aux voitures électriques et à l’armement de pointe.
En 2021, Pékin a consolidé son emprise en fusionnant ses principaux producteurs dans le China Rare Earth Group, géant public destiné à centraliser la régulation de la production et à limiter la contrebande. Ce monopole fonctionnel permet à la Chine de manier un redoutable soft power, en conditionnant les exportations aux relations diplomatiques ou aux objectifs industriels du pays.
États-Unis ou le retour stratégique d’un ex-leader
Longtemps pionnier, avec la mine de Mountain Pass en Californie (jadis premier producteur mondial), les États-Unis ont vu leur influence s’effriter au profit de Pékin. Aujourd’hui, leur production annuelle avoisine 43 000 tonnes, soit environ 14 % du total mondial, mais le raffinage est toujours majoritairement réalisé en Chine, faute d’infrastructures nationales.
La vulnérabilité est telle que le Département de la Défense a classé les terres rares comme matériaux critiques pour la sécurité nationale, justifiant le financement de projets d’indépendance stratégique comme l’usine de MP Materials au Texas. En parallèle, Washington cherche à bâtir une coalition minérale occidentale avec le Canada, l’Australie, et potentiellement le Maroc, en tant qu’allié stable sur le flanc sud de la Méditerranée.
Dans cette perspective, Rabat pourrait bénéficier d’un soutien discret mais réel des États-Unis : investissements de la DFC (Development Finance Corporation), transfert de technologies, partenariats de recherche et, à terme, achats garantis dans le cadre de chaînes d’approvisionnement « déchinoïsées ».
Vers un hub africain des matériaux critiques ?
Enfin, au-delà de la seule extraction, le Maroc pourrait ambitionner de devenir un hub régional pour le traitement et la transformation des matériaux critiques : terres rares, cobalt, lithium, manganèse. Ce projet s’inscrirait dans une stratégie plus large de souveraineté industrielle verte, en lien avec les objectifs de décarbonation, de développement des énergies renouvelables (hydrogène vert, batteries, éolien offshore), et d’intégration aux chaînes de valeur européennes.
Des coopérations avec des partenaires comme l’Allemagne, la Corée du Sud ou les États-Unis, déjà engagés dans la transition énergétique, pourraient être envisagées pour construire des écosystèmes industriels hybrides. Le Maroc, fort de ses atouts géographiques, politiques et miniers, a l’occasion de bâtir un modèle original : ni rival de la Chine, ni simple fournisseur brut, mais acteur stratégique dans l’équilibre mondial des terres rares.