Economie

Entre interdiction et adoption massive, le Maroc à l’heure des choix

Longtemps resté prudent face à l’essor fulgurant des cryptomonnaies, le Maroc amorce un tournant stratégique. Entre interdiction officielle, adoption informelle et projets de régulation en gestation, le Royaume avance à pas mesurés vers un encadrement progressif des cryptomonnaies. Alors que la Banque centrale affine sa réflexion sur une monnaie numérique nationale, les regards se tournent vers l’émergence d’un cadre légal capable de concilier innovation financière et sécurité économique. Le grand saut n’est peut-être plus très loin.

À rebours des idées courantes, le Maroc n’est pas en retard en matière d’adoption de la blockchain et des cryptomonnaies. Selon la plateforme américaine Chainalysis, le Royaume est dans le top 30 mondial en termes d’adoption des cryptomonnaies et occupe la 27ᵉ place au classement mondial, avec des actifs numériques estimés à 12,7 milliards de dollars pour la période allant de juillet 2023 à juin 2024. Cette performance place le Maroc en tête des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord dans ce secteur.

Le Maroc s’affirme comme le principal acteur nord-africain en matière d’adoption des cryptomonnaies. À l’échelle de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), seul la Turquie, classée 11ᵉ mondialement, le devance, avec un volume de transactions atteignant 137 milliards de dollars. La région MENA représente quant à elle le septième marché mondial des cryptomonnaies, avec 338,7 milliards de dollars de transactions entre juillet 2023 et juin 2024, soit 7,5 % du volume global. Dans ce paysage régional, le Maroc se distingue comme la première économie crypto parmi les pays africains de la zone, loin devant l’Algérie, l’Égypte, la Libye et la Tunisie.

Dans ce cadre, Badr Bellaj, Chief Technology Officer (CTO) de l’entreprise marocaine Mchain, spécialisée dans les solutions blockchain et expert en cryptomonnaie, affirme que le Maroc est aujourd’hui clairement en avance par rapport à ses voisins maghrébins et se positionne comme un acteur clé sur le continent. Il affirme que ce dynamisme s’explique en grande partie par une population jeune, connectée, curieuse et souvent à la recherche de solutions alternatives aux systèmes financiers classiques. Sur le plan institutionnel, il précise qu’un véritable tournant s’est opéré au cours des deux dernières années. Bank Al-Maghrib pilote actuellement l’élaboration d’un cadre réglementaire sur les crypto-actifs, en collaboration avec des organismes internationaux tels que la Banque Mondiale.

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Il ajoute que la Banque centrale explore également la mise en place d’une monnaie numérique (E-dirham), avec une phase d’expérimentation en cours en partenariat avec l’Égypte pour les transferts transfrontaliers. Il qualifie ce chantier de stratégique, mené avec prudence mais selon une approche structurée.

Bellaj a également souligné le paradoxe marocain, qu’il juge particulièrement révélateur. Bien que les cryptomonnaies soient officiellement interdites depuis 2017, le Royaume figure aujourd’hui parmi les leaders africains en matière d’adoption. Cette dynamique reste largement portée par une jeunesse active, en particulier la tranche des 20-30 ans.

Cela dit, précise-t-il, cette adoption reste largement informelle, s’effectuant via des plateformes étrangères ou par le biais d’échanges de type peer-to-peer, en dehors de tout encadrement juridique. C’est précisément là que résident les principaux défis. Le Maroc, selon lui, fait face à un vide juridique. Aucun cadre clair ne protège aujourd’hui les utilisateurs, ni ne définit les obligations des acteurs du secteur. Cette situation crée un terrain propice à l’usage illicite des cryptomonnaies, notamment à des fins de blanchiment d’argent ou de financement d’activités douteuses. À cela s’ajoute l’absence de régulation fiscale, qui rend les déclarations complexes et ouvre la voie à des abus. Il alerte également sur la prolifération des arnaques. En l’absence de filtre ou de supervision, de nombreux projets frauduleux ciblent les Marocains, exploitant leur méconnaissance du domaine.

Vers une régulation favorable et structurante

Pour aller vers une adoption plus large, Badr Bellaj estime que le “grand saut” dépendra essentiellement de la mise en place d’une réglementation favorable. Il plaide pour un cadre clair, souple et inclusif, précisant qu’un texte de loi est attendu et devrait poser les fondations d’une adoption responsable. Celui-ci devra notamment encadrer les plateformes, imposer des exigences de transparence et renforcer la lutte contre le blanchiment d’argent. Une fois ce socle réglementaire en place, l’expert s’attend à l’émergence d’initiatives locales sérieuses, à l’arrivée d’investissements étrangers et à l’implication potentielle d’acteurs institutionnels marocains. Il cite à ce titre l’exemple des Émirats arabes unis, où une réglementation proactive a permis l’éclosion d’une véritable industrie de la cryptomonnaie, attirant des acteurs mondiaux et stimulant fortement l’adoption.

Par ailleurs, l’expert souligne que les opportunités offertes par les cryptomonnaies et la blockchain sont considérables. À moyen terme, l’innovation fintech impulsée par ces technologies permettra aux startups de concevoir des services financiers plus agiles et accessibles, capables d’entrer en concurrence directe avec les systèmes traditionnels. Ce mouvement devrait entraîner une baisse des coûts et une amélioration notable de l’efficacité. L’expert met également en avant leur potentiel en matière d’inclusion financière, notamment dans les zones rurales peu desservies par les banques. À cela s’ajoutent des perspectives prometteuses pour la modernisation des paiements transfrontaliers, l’accélération des transferts de fonds depuis la diaspora, ainsi que l’attraction d’investissements vers l’écosystème fintech marocain.

À plus long terme, Bellaj insiste sur le fait qu’une régulation intelligente et proactive pourrait permettre au Maroc de se positionner comme un véritable hub régional « voire mondial » de la nouvelle finance numérique, un secteur en pleine expansion qui pèse déjà plusieurs centaines de milliards de dollars à l’échelle mondiale.

Badr Bellaj a enfin rappelé qu’il ne faut pas sous-estimer les risques liés aux cryptomonnaies, notamment la volatilité, l’instabilité financière, l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent, ainsi que la perte de souveraineté si les plateformes étrangères venaient à dominer le marché. Pour lui, la clé réside dans la création d’un écosystème équilibré, où l’innovation technologique est encouragée, mais toujours au sein d’un cadre sécurisé, supervisé et fiscalisé.

Encadré

L’ombre derrière  la cryptomonnaie

Les géants technologiques tels que Strategy, Tesla et Block figurent parmi les principaux détenteurs de bitcoins, avec Strategy en tête possédant 592 100 BTC.

L’essor des cryptomonnaies au Maroc, bien que fascinat sur le plan technologique, n’est pas sans zones d’ombre. Derrière les ambitions de régulation, un risque systémique émerge. L’absence de cadre légal clair laisse les investisseurs ; souvent jeunes et peu expérimentés, évoluer à l’aveugle. Cette informalité expose les transactions aux fraudes, arnaques, pertes et blanchiment. Beaucoup ignorent les risques liés à la sécurité, à la volatilité ou au caractère spéculatif des cryptoactifs.

En effet, le danger réside aussi dans l’illusion de richesse rapide, nourrie par des plateformes non régulées, séduit un public fragilisé par le chômage, le manque de crédit et la défiance institutionnelle. Pour beaucoup, la cryptomonnaie devient une échappatoire risquée. Cependant, les dangers dépassent l’individu. À l’échelle macroéconomique, une adoption désordonnée complique le contrôle monétaire, favorise l’évasion fiscale et menace la souveraineté financière, surtout si des plateformes étrangères dominent le marché.

Autre dérive inquiétante ; la prolifération de cryptomonnaies créées par des personnes sans compétence ni légitimité. Artistes, influenceurs ou célébrités lancent leur propre monnaie sans projet clair ni valeur réelle. Cela brouille le marché et détourne l’attention des initiatives sérieuses.

Sans régulation stricte ni éducation financière, le pays risque de transformer une opportunité en crise latente. L’innovation ne doit pas précéder la protection des plus vulnérables. La vraie révolution passera par la transparence, la responsabilité et la pédagogie, pour que la technologie serve l’intérêt collectif.

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