L’Économiste

Énergie & Emploi : les leçons globales et le défi stratégique marocain

Alors que le monde opère une bascule structurelle vers les emplois bas-carbone, le Maroc, engagé dans les énergies renouvelables, doit impérativement dépasser la logique de déploiement pour bâtir une véritable souveraineté industrielle et éducative.

Le rapport «World Energy Employment 2025» de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) offre une radiographie essentielle des dynamiques mondiales de l’emploi énergétique. Pour le Maroc, ces données globales fournissent un cadre de référence critique et révèlent à la fois les opportunités stratégiques et les défis profonds à surmonter.

Le rapport confirme l’inéluctable bascule structurelle du secteur énergétique mondial. Le secteur électrique, porté par les nouvelles constructions, est désormais le premier employeur (22,6 millions), dépassant l’approvisionnement en combustibles. La croissance est massivement tirée par les technologies bas-carbone, avec le solaire photovoltaïque en tête, créant à lui seul 310.000 emplois en 2024, soit la moitié de la hausse dans la génération d’électricité. Le nucléaire connaît également un renouveau notable.

Cependant, cette transition génère des tensions. Les segments cruciaux de réseau et de stockage, bien qu’employant 8,5 millions de personnes, voient leur croissance freinée (2,6%) par des goulots d’étranglement inflationnistes (coût des câbles, transformateurs) et, surtout, par des pénuries aiguës de main-d’œuvre qualifiée : électriciens haute tension, spécialistes en fabrication d’équipements, ingénieurs de projet. Parallèlement, l’emploi dans les combustibles fossiles (18,4 millions) a rebondi au-dessus des niveaux pré-pandémie, porté par le charbon en Inde, Indonésie et Chine, et le pétrole/gaz dans les Amériques.

Cette croissance, précaire car déjà menacée par des licenciements dans les majors pétrolières en prévision de 2025, illustre la dualité persistante du marché. La fracture géographique est tout aussi marquée. Les économies émergentes et en développement (hors Chine) voient les combustibles fossiles rester le premier moteur de création nette d’emplois énergétiques. Le rapport note que dans ces régions, «les énergies à faible émission [de la production électrique] n’ont ajouté qu’un plus petit nombre de 210.000 emplois, principalement dans la construction», faute d’attirer les investissements pour la fabrication d’équipements propres.

En contraste, la Chine consolide une domination écrasante sur toute la chaîne de valeur des technologies propres, représentant «plus de la moitié de l’emploi mondial de fabrication dans les pompes à chaleur, les électrolyseurs et l’éolien, les deux tiers dans les VE, 80% dans le solaire PV, et plus de 90% dans les batteries».

Les ambitions vertes du Maroc face aux réalités du marché global
Si le Maroc est résolument engagé dans la voie tracée par la tendance mondiale dominante : les énergies renouvelables (solaire, éolien, hydrogène vert), la formation des ingénieurs, dopée par l’IA pour un apprentissage plus efficace se veut un levier pour doter le pays des compétences nécessaires à cette transition.

Cependant, la confrontation avec les données de l’AIE révèle l’ampleur du défi marocain, bien au-delà de la seule formation initiale, en exposant trois vulnérabilités stratégiques.

Premièrement, le pays risque de tomber dans le piège de la construction au détriment de la fabrication. L’ambition affichée de souveraineté énergétique par l’électricité verte se heurte à la réalité documentée par le rapport : dans les économies émergentes hors Chine, la création d’emplois bas-carbone reste majoritairement circonscrite à la phase de construction des centrales. Or, la valeur ajoutée industrielle pérenne et les emplois hautement qualifiés résident dans la fabrication des équipements — panneaux solaires, turbines, électrolyseurs, batteries —, un domaine où la Chine détient une hégémonie écrasante, représentant jusqu’à 90% de l’emploi manufacturier mondial pour les batteries. La question fondamentale est de savoir si le Maroc pourra s’insérer dans cette chaîne de valeur manufacturière globale ou s’il se cantonnera au rôle d’importateur d’équipements et de créateur d’emplois dans le BTP et l’exploitation, limitant ainsi la portée de sa souveraineté et les retombées économiques.

Deuxièmement, une bombe à retardement menace en matière de compétences critiques. Alors que l’accent local est mis sur la formation d’ingénieurs généralistes et l’IA, le rapport mondial souligne des pénuries criantes dans des profils techniques spécialisés de niveau technicien supérieur, tels que les électriciens haute tension et les spécialistes de fabrication d’équipements. Des métiers qui sont pourtant la clé de voûte opérationnelle du déploiement, de la maintenance et de la résilience des infrastructures de réseau et de stockage, segments identifiés comme cruciaux et sous tension. La rareté mondiale de ces talents, conjuguée à l’inflation des coûts des matériaux, constitue un frein majeur à la transition, posant la question de la capacité du système éducatif et de formation professionnelle marocain à produire ces compétences pointues en masse et avec excellence.

Enfin, le principe d’une transition juste impose une réflexion socio-territoriale. Si le Maroc n’a pas de secteur extractif fossile massif à reconvertir, le risque de nouvelles fractures spatiales est réel. Les investissements et les emplois verts auront-ils tendance à se concentrer dans des bassins d’emploi privilégiés autour des grands sites de production phares, comme Noor, accentuant les déséquilibres régionaux, ou feront-ils l’objet d’une planification stratégique pour un développement territorial équilibré ? Une approche de sociologie du travail appliquée aux futures régions productrices d’énergie renouvelable est nécessaire pour anticiper et atténuer ces dynamiques potentielles d’exclusion ou de concentration.

Transcender la politique de simple déploiement de capacités de production
Ces constats impliquent des réorientations stratégiques majeures pour l’ensemble des acteurs économiques marocains. Pour les pouvoirs publics, il est impératif de transcender la politique de simple déploiement de capacités de production pour forger une politique industrielle énergétique offensive et intégrée.

Cela nécessite de cibler des niches spécifiques dans la chaîne de valeur manufacturière des technologies propres— comme la production de composants spécialisés, l’assemblage avancé ou le recyclage— où le Maroc peut bâtir un avantage comparatif durable. Simultanément, la conception et le financement d’un plan massif de formation professionnelle, axé sur les métiers techniques critiques identifiés par l’AIE (réseaux, stockage, maintenance spécialisée), devient une urgence économique pour éviter les goulots d’étranglement.

Pour l’Enseignement supérieur et la Formation, les institutions phares doivent procéder à un affinement urgent de leur offre pédagogique. Au-delà des formations généralistes en énergies renouvelables, il est crucial de développer des spécialisations pointues en ingénierie de réseau, stockage d’énergie, hydrogène et électrochimie, ainsi que de valoriser et de multiplier les filières courtes menant à des qualifications de techniciens supérieurs ultra-spécialisés.

L’intelligence artificielle, aujourd’hui présentée principalement comme un outil pédagogique, doit également devenir un objet central de formation pour l’optimisation énergétique des systèmes et la gestion intelligente des réseaux.

Pour le secteur privé, industriels et investisseurs, la dépendance aux importations d’équipements constitue un risque géopolitique et de chaîne d’approvisionnement. Il existe une réelle opportunité à former des partenariats stratégiques pour localiser certaines productions manufacturières, transformant ainsi une vulnérabilité en levier de compétitivité et de création de valeur. Les entreprises doivent en outre anticiper la guerre mondiale des talents pour les compétences rares et investir proactivement dans la formation continue, l’upskilling de leur main-d’œuvre et des politiques d’attractivité robustes.

Enfin, pour les jeunes diplômés et professionnels, s’orienter vers les métiers de la transition énergétique reste un choix stratégique, mais il doit être guidé par une connaissance fine des besoins du marché. Les perspectives d’emploi les plus solides et résilientes se situeront probablement dans les métiers spécialisés du réseau électrique, du stockage, de la digitalisation des systèmes énergétiques et de la maintenance complexe, plutôt que dans des domaines généraux soumis à une concurrence mondiale féroce. Le développement d’une double compétence, alliant une expertise technique énergétique approfondie et une maîtrise des outils numériques, constituera un avantage différenciant et décisif pour les carrières de demain.

Ce qui change concrètement

Le rapport de l’AIE sonne comme un avertissement : la transition énergétique mondiale est un phénomène créateur d’emplois, mais profondément inégal. Elle redistribue la carte géographique de l’industrie et du pouvoir économique au profit dominant de la Chine.

Pour le Maroc, qui a fait le choix stratégique des renouvelables, l’enjeu a fondamentalement changé. Il ne s’agit plus seulement de produire une électricité propre et compétitive, mais de s’insérer dans la chaîne de valeur industrielle globale de cette transition pour en capter les emplois qualifiés durables et la souveraineté technologique.

Le pays doit mener une politique énergétique, industrielle et éducative intégrée, sous peine de voir son ambition verte se limiter à un rôle de consommateur d’équipements et de créateur d’emplois peu qualifiés, tout en important les compétences critiques qui lui manqueront. Le temps n’est plus à la seule construction de centrales, mais à la construction d’une filière industrielle intégrée.

Bilal Cherraj / Les Inspirations ÉCO









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