La facture de la paix
Par Rachid Boufous
Un texte calibré pour New York
À New York, les murs du siège des Nations Unies s’apprêtent à résonner une fois encore du vieux refrain saharien. Comme chaque automne, le Conseil de sécurité doit statuer sur la reconduction du mandat de la MINURSO, la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara. Et, comme à chaque échéance, le Front Polisario cherche à peser sur le débat par un geste symbolique, une déclaration de principe ou un courrier adressé au Secrétaire général. Cette année, Ibrahim Ghali a choisi la forme la plus solennelle : une lettre à António Guterres accompagnée d’un document pompeusement intitulé « Proposition élargie pour une solution politique mutuellement acceptable ». Le ton est posé, presque conciliant. Le moment, choisi avec minutie : la semaine précédant les consultations du Conseil. L’intention, limpide : rappeler que le Polisario existe encore sur la scène diplomatique et que, malgré son effacement médiatique et politique, il demeure un acteur du processus onusien. Mais derrière la rhétorique policée et la gestuelle diplomatique, ce texte révèle autre chose : la peur d’un mouvement qui voit l’Histoire lui échapper, et qui tente, une fois encore, de figer un statu quo que la réalité géopolitique ne reconnaît plus.
Une manœuvre de rattrapage diplomatique
Ibrahim Ghali sait que le rapport de forces ne lui est plus favorable. Depuis 2020, le Maroc a accumulé des points diplomatiques décisifs : la reconnaissance américaine de sa souveraineté sur le Sahara, la multiplication des ouvertures consulaires à Laâyoune et Dakhla, la consolidation du soutien du Golfe, la neutralité croissante de plusieurs États européens, et la transformation visible des provinces du Sud en pôles d’investissement et d’intégration africaine. Dans ce contexte, la lettre du Polisario ressemble à une manœuvre de rattrapage diplomatique. En se présentant comme prêt à « partager la facture de la paix », le mouvement tente de réintroduire un langage de compromis, à la fois pour séduire le secrétariat général de l’ONU et pour éviter d’apparaître comme la partie la plus rigide du conflit. Mais cette posture, si habile soit-elle, ne change rien à la faiblesse structurelle du projet sahraoui : l’absence de base politique, l’usure d’une génération de dirigeants et la dépendance totale vis-à-vis d’Alger.
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L’illusion du référendum et la nostalgie des années 1990
Le texte de Ghali ressuscite, presque mot pour mot, les formulations de la proposition de 2007 : un référendum d’autodétermination sous supervision de l’ONU et de l’Union africaine, incluant le Maroc comme partenaire de bonne volonté. En invoquant la résolution 1754 (2007), le Polisario tente de redonner vie à un cadre qui n’existe plus que sur le papier. Or, le référendum est mort de sa propre irréalisabilité. Depuis le différend sur le corps électoral, aucune mission onusienne n’a pu en tracer les contours concrets. Les diplomates eux-mêmes, au fil des rapports successifs de Guterres et de son envoyé personnel Staffan de Mistura, n’en parlent plus que comme d’un souvenir administratif. La « solution politique mutuellement acceptable » a remplacé le référendum dans toutes les résolutions depuis quinze ans. En réclamant son retour, le Polisario s’enferme dans la nostalgie des années 1990, celles où l’ONU croyait encore possible de soumettre le destin d’un territoire à un vote binaire. Mais le monde a changé : les cartes se redessinent selon les logiques d’intégration économique et de sécurité régionale, non plus selon les vieilles grilles idéologiques de la décolonisation.
Une rhétorique pacifiste à visée symbolique
La nouveauté de cette lettre tient dans une formule : « partager la facture de la paix ». Derrière l’image, séduisante pour un diplomate onusien, se cache une stratégie de communication sophistiquée. Le Polisario se présente comme la partie responsable, prête au compromis et soucieuse de stabilité régionale. Il cherche à inverser la perception dominante : celle d’un mouvement bloqué dans le temps, figé dans la revendication, intransigeant dans le discours. Mais ce changement de ton n’est qu’un habillage rhétorique. Car le contenu reste inchangé : le maintien du principe d’un État sahraoui indépendant, la référence constante au « droit inaliénable à l’autodétermination », et la reconnaissance implicite de la « République arabe sahraouie démocratique » comme entité étatique à part entière. Sous couvert d’ouverture, le texte réaffirme la vieille fiction de la symétrie : deux États, deux légitimités, deux protagonistes égaux. Cette équation, pourtant, n’existe plus. Le Maroc a intégré le Sahara dans sa matrice institutionnelle, juridique et économique ; il y investit massivement, y organise des élections, y érige des infrastructures de rang continental. La communauté internationale, même lorsqu’elle maintient une prudente neutralité verbale, traite désormais Rabat comme l’acteur de référence sur le terrain.
La facture de la paix
Quand Ibrahim Ghali parle de « facture de la paix », il imagine une équivalence morale : deux parties qui auraient souffert et devraient partager les coûts de la réconciliation. Mais dans les faits, c’est le Maroc qui paie déjà la facture — par les infrastructures, la diplomatie, la stabilité et la main tendue. Le Royaume investit dans la paix là où d’autres investissent dans l’immobilisme. La vraie facture, celle qui compte, est celle du développement : des routes qui relient Tan-Tan à Dakhla, des zones industrielles qui attirent les capitaux étrangers, des programmes de formation qui transforment une jeunesse jadis marginalisée en acteurs économiques. Ce sont là les dividendes tangibles d’une paix construite, non réclamée. Le Polisario, lui, continue de brandir les mots sans construire les réalités. Il parle de justice, mais vit dans les camps d’un autre âge ; il évoque la dignité, mais nie à ses propres populations la liberté de mouvement et d’expression. Dans un monde où la légitimité se mesure aux résultats, la comparaison est sans appel. La paix ne se signe pas, elle se construit jour après jour, pierre après pierre. Le Maroc la paie à travers le développement, la diplomatie et la patience. Le Polisario la retarde par le verbe et la nostalgie. Entre le Maroc qui bâtit et le mouvement qui écrit, le monde a choisi. La lettre d’Ibrahim Ghali ne changera rien à cette dynamique. Elle restera dans les archives des Nations Unies comme tant d’autres : polie, datée, stérile. Car la paix, la vraie, n’a pas besoin de signatures, mais d’actes. Et dans ce désert que le Maroc a transformé en horizon, c’est déjà le réel qui parle.