Economie

Le prix social de la guerre contre l’habitat anarchique

Par Soukaina Benmouma

La campagne de démolitions menée par les autorités marocaines à travers plusieurs grandes villes du Royaume suscite une vive polémique et révèle une détermination ferme à restructurer le paysage urbain national. Cette opération, particulièrement visible à Rabat, Casablanca et Kénitra, vise principalement à éradiquer les constructions anarchiques ainsi que les empiètements non autorisés sur l’espace public.

Entre ordre urbain et crise sociale, les démolitions massives de certaines habitations font tollé dans certaines villes du Royaume. Pour atténuer les conséquences dramatiques immédiates de ces mesures, les autorités ont décidé de prolonger le délai accordé aux propriétaires concernés, passant de 30 jours initialement prévus à un délai plus conciliant de 18 mois. Une décision présentée par le ministère de l’Intérieur comme une nécessité incontournable pour préserver la sécurité publique et assurer un aménagement territorial harmonieux et inclusif. Le ministère a notamment précisé, dans un communiqué diffusé le mercredi 3 avril 2024, que ces opérations s’inscrivent dans une procédure rigoureuse encadrée par la loi 23-18 du 28 novembre 2023, visant explicitement la protection et la préservation des terres de l’État contre les abus des promoteurs immobiliers peu scrupuleux.

Si cette initiative, intégrée à un ambitieux plan d’aménagement, promet de repenser l’espace urbain en y intégrant notamment espaces verts, routes élargies et infrastructures hôtelières destinées à accueillir de grands événements tels que la Coupe d’Afrique 2025 et le Mondial 2030, elle ne se fait pas sans douleur pour la population concernée. Les démolitions ont brutalement affecté des milliers de personnes, dont beaucoup se retrouvent désormais sans logement ou sans emploi du jour au lendemain. La précarité s’est accentuée pour de nombreux travailleurs informels et leurs familles, plongées dans une incertitude profonde qui exacerbe les fractures sociales existantes.

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Un rapport de la Ligue Marocaine pour la Citoyenneté et les Droits de l’Homme (LMCDH) dénonce d’ailleurs ces démolitions comme s’inscrivant dans un contexte plus large de violation des droits fondamentaux, notamment celui à un logement digne. La Ligue pointe du doigt une politique publique déséquilibrée qui favorise les grands promoteurs immobiliers au détriment des classes moyennes et populaires, déjà fragilisées par l’absence de soutien adéquat.

Cette problématique n’est pas nouvelle : jusqu’en 2023, 260 études de restructuration ont été menées sur 837 quartiers informels, dont seulement 60% ont obtenu une approbation. Le document intitulé « Les droits de l’Homme au Maroc entre engagements et violations » met particulièrement en évidence l’absence de solutions de relogement pour les habitants délogés. Des milliers de familles, notamment à Casablanca, Kénitra et Rabat, ont vu leurs habitations détruites sans aucune alternative ne leur soit clairement proposée.

À Kénitra, ces démolitions ont coïncidé avec le début du mois sacré de Ramadan, ajoutant une dimension émotionnelle supplémentaire à l’opération déjà difficilement acceptée. Des interventions similaires se sont également déroulées à Témara, notamment sur la route longeant le marché de gros de Hay Hassani, ainsi qu’à Skhirat et Sidi Yahya. L’attention médiatique s’est également tournée vers Ain Aouda, où six villas appartenant au projet immobilier « Al Qods » à El Menzah, détenues par des hauts cadres de l’État, ont été démolies faute d’autorisations adéquates.

Ces actions, malgré leurs intentions affichées de rétablir un urbanisme cohérent et durable, suscitent aujourd’hui un débat intense sur l’équilibre nécessaire entre développement urbain et respect des droits sociaux fondamentaux des citoyens.

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