« Azrou dans la mémoire de ses enfants »
« J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps. » C’est ainsi que Jorge Luis Borges présentait son recueil de nouvelles Le Livre de sable. Nous aussi, enfants d’Azrou, avons écrit pour nous, pour nos amis, et surtout pour nous retrouver et garder les fragments de mémoire qui nous restent de notre cité !
« Le hasard fait-il bien les choses ? » La réponse est « Oui, mais par moments ! » Et aussi étonnant que cela puisse paraître, la genèse de notre ouvrage collectif en est un exemple. L’histoire sous-jacente le montre bien. Je la raconte telle quelle, brièvement, et dans un style oral pour faire simple. C’est la meilleure façon de présenter ce travail à plusieurs mains.
C’est parti d’un texte[1] où j’ai alerté sur la mise à l’écart de la ville d’Azrou ces dernières décennies. Beaucoup d’Azrouis l’ont lu et partagé. Plus : ils s’y sont retrouvés et y ont adhéré ! Ce qui m’a amené à penser à un ouvrage collectif sur « Azrou d’antan ». Peu convaincu sur ce qu’il pourrait avoir comme réel impact, je me suis dit qu’il aura au moins le mérite d’en faire revivre la mémoire – qui ne cesse de s’éroder au fil des années.
L’idée était quelque peu ambitieuse, mais réalisable. J’ai appris qu’à ce moment-là d’anciens amis – que je n’ai plus revus depuis des décennies – se concertaient aussi sur un projet similaire. Sans autre précision. Je les ai contactés et leur ai proposé de mener ensemble un projet commun. Certains d’entre eux ont apprécié la démarche et ont accepté. Nous avons alors convenu d’une rencontre en visioconférence, à laquelle nous avons convié d’autres Azrouis susceptibles de faire partie du groupe de travail. (Elle a eu lieu le samedi 2 avril 2022.) Le projet d’ouvrage sur Azrou était le principal point de l’ordre du jour. Au départ, il n’était question que de récits du type : évocation de souvenirs, personnels ou collectifs, sous forme « romancée ». Mais d’autres thèmes, tout autant intéressants, ont naturellement surgi lors de la discussion. Ainsi se constitua à cet effet ce groupe que nous avons dénommé Collectif-Azrou. Et nous commençâmes même à voir ses objectifs bien au-delà de la rédaction de l’ouvrage.
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Nous avons sollicité beaucoup d’Azrouis à écrire sur un sujet de leur choix et en toute liberté. Leurs réponses étaient diverses. Certains ont dit oui, et l’ont fait, mais au bout d’un temps long qui n’a pas manqué de nous plonger dans l’incertitude !… D’autres ont dit oui, mais n’ont jamais rien remis : absence d’inspiration, démunis de souvenirs ou encore saisis par le « syndrome de la page blanche »… Et puis il y a ceux qui ont répondu non, invoquant le manque de temps ou, en toute franchise, l’appréhension à « tenir la plume ». Hormis cela, le suivi des textes récoltés et le traitement de leur version brute n’étaient pas aussi faciles qu’ils pourraient sembler l’être. Nous avons tenu bon, et cela a été concluant : en un an nous avons récolté une trentaine d’écrits, par une vingtaine d’auteurs, sur une multitude de thèmes dépassant largement ce qui a été visé au départ. Le produit final est un beau manuscrit de plus de trois cents pages, reflétant un magnifique travail de groupe.
Des écrits plus ou moins longs, chacun rattaché à son auteur, ses proches, ses amis… à tel ou tel endroit d’Azrou, ses alentours… Ils racontent des moments vécus dans les années cinquante et jusque environ la fin des années soixante dix ; et même des années plus tard pour certains. Notre ville avait sa superbe à cette époque, et il y a beaucoup à dire dessus.
Les contributeurs sont presque tous des seniors : une moyenne d’âge de soixante sept ans et un âge médian de soixante dix ans. Ils avaient intégré l’école primaire dans les années cinquante et soixante du siècle dernier. Une période de temps où l’enseignement des deux langues d’usage (l’arabe[2] et le français) était foisonnant, et accessible à tous aussi bien à l’écrit qu’à l’oral ; et ils s’en sont bien imprégnés. Ceci explique la maîtrise qu’ils en ont, celle de la langue française notamment – qui n’est pas notre langue maternelle ! – et la facilité avec laquelle ils l’écrivent et s’y expriment. Un lien que j’ai bien relevé après lecture et relectures de leurs textes respectifs.
On dit qu’ « une image vaut plus que mille mots ! » pour illustrer ceci ou cela. Alors rien de tel pour dévoiler les « styles variés » de ces textes que celle que pourraient nous offrir…
Les mathématiques ! Elles sont ma culture de base. Je ne peux donc pas résister à l’envie d’en diluer une dosette ici. Encore enfant, je fréquentais l’atelier de menuiserie de mon père et les différents chantiers de charpente qu’il entreprenait. C’est là que je me suis initié à la géométrie, sur le tas, de façon concrète. Assez tôt aussi j’ai baigné dans la littérature, en grande partie par les livres que mon frère Hassan ramenait à la maison, rêvant déjà d’être le journaliste qu’il est maintenant. Deux disciplines que je chéris, devenues des passions premières dans mon parcours intellectuel, et que je n’ai jamais cessé d’interconnecter, contrairement à ceux qui voudraient les voir tout le temps disjointes. Voici un exemple banal – mais c’est le mien – où je leur trouve une similarité.
L’esthétique d’une courbe lisse[3] est sa courbure : elle lui donne de l’élégance. Mais c’est aussi sa torsion qui mesure ses écarts plans dans l’espace où elle se déploie. La beauté et la qualité d’un « écrit linéaire »[4] sont analogues : sa courbure est son style et sa torsion est la variation du récit qu’il offre au lecteur, les mots que l’auteur choisit, combine différemment, les range l’un derrière l’autre, les empreint de couleurs…
Les textes de notre ouvrage sont des « petits écrits linéaires ». Ce sont de beaux morceaux de courbes lisses, deux à deux distincts, mais qui se croisent çà et là en des points qui nous sont communs : les personnes que nous connaissions, les endroits que nous fréquentions, les événements qui nous enchantaient… Ils se mêlent en entrelacs dans des creusets de souvenirs et forment une sorte de « tissu virtuel » qui flotte comme un voile au-dessus d’Azrou et qui la recouvre presque entièrement dans sa géographie, ses strates sociales, son mode de vie, sa culture, sa dynamique quotidienne… Ils en sont les fibres vivantes, et dessinent pour nous cette image symbolique que nous nous remémorons de notre enfance et notre jeunesse passées dans notre ville natale.
Des dizaines d’années se sont écoulées, larguant loin derrière cet « antan lumineux » qui ne cesse de nous sertir de souvenirs et nous laisse penser que nous ne fûmes que les personnages fictifs d’une fable. Mais rien de tel, nous étions bien dans une réalité, et nous l’avons vécue. Cette réalité, nous la faisons revivre dans cet ouvrage collectif dont la force et la singularité sont les nombreuses mains qui l’ont tissé avec enthousiasme et passion. C’est une belle œuvre, qui aura une utilité certaine, et que nous léguerons en bel héritage aux Azrouis des générateurs futures. Merci à tous ceux qui y ont contribué de près ou de loin.
Je ne saurais terminer cette genèse sans une pensée tendre et affectueuse à notre éditeur et ami Abdelkader Retnani que nous aurions tant aimé associer à la joie de la parution de notre ouvrage mais qui, malheureusement, nous a quittés au mois de novembre 2023. Il restera toujours présent parmi nous.
Au nom du Collectif-Azrou, je remercie l’équipe éditoriale de La Croisée des Chemins, en particulier Khadija Lachkar, Loubna Serraj, Yacine Retnani ainsi que les relecteurs. Tous, en bonne coordination, ont mené le processus de publication avec beaucoup de soin et compétence.
Aziz El Kacimi Alaoui