Santé

Allô, Giulia ? « Suite à sa leucémie j’en voulais terriblement à ma sœur d’avoir « pris » mes parents »

 « Chère Giulia,

J’adore ma sœur. Vraiment. Et mes parents aussi. Mais si je vous écris, c’est que la prochaine réunion de famille approche, et que je sens, déjà, l’angoisse monter. Je sais que des choses vont m’énerver, je sais que je vais serrer les dents pour ne pas exploser, et donc tout retenir, même les émotions les plus anodines… Et je vais repartir encore plus énervée parce que, justement, je n’aurai pas moufté, alors que je sais que j’ai le droit de défendre mon territoire. Parce que c’est bien de ça, au fond, dont il s’agit : un partage de l’espace familial, parfaitement inégal (et injuste), entre ma sœur et moi. Depuis très exactement vingt-deux ans. J’avais six ans quand Romy, mon aînée de deux ans, est tombée gravement malade. Elle a eu une sorte de leucémie, et toute cette année-là, elle l’a passée à l’hôpital, mes parents se relayant dans sa chambre. Physiquement, j’en avais toujours un avec moi. Mais j’étais assez grande pour sentir qu’il n’était pas vraiment là – les yeux dans le vide et la tête à l’hôpital, en gros. Moi, je ne pouvais voir ma grande sœur que très rarement, et elle me manquait beaucoup…

« Je lui en voulais terriblement de m’avoir abandonnée »

Enfin, c’était étrange : j’aurais tout donné pour qu’elle soit là, mais tout donné aussi pour qu’elle ne revienne plus jamais. C’est affreux, je sais. Mais je lui en voulais terriblement d’avoir  » pris  » mes parents. Et, sans doute, de m’avoir abandonnée… Au bout d’un an, elle était en rémission. Cinq ans plus tard, officiellement guérie. Mais c’est comme si les places que chacun avait prises avec la maladie ne devaient plus jamais bouger. Depuis, la fragile, c’est elle. Celle pour qui on s’inquiète, c’est elle. Alors les conversations commencent par elle, terminent par elle, tournent autour d’elle. Et moi, mes petits problèmes de fille en bonne santé, comment dire… Ca ne pèse pas bien lourd. De toutes façons, moi, je vais bien, moi, je suis forte – il paraît. La vérité, c’est que j’ai eu, en vingt-deux ans, de gros, gros moments de pas bien, et que je n’ai jamais osé en parler, ni à mes parents, ni à Romy. La vérité, c’est aussi qu’elle pète le feu. Bien sûr qu’elle a aussi ses coups de mous, ses galères, ses prises de têtes… Mais comme on en a tous. Tous ? Bah non, c’est Romy.

Alors pour Romy, la terre s’arrête de tourner. Et à chaque repas de famille, on est tous là, suspendus au moindre de ses battements de cils – qu’est-ce qu’elle a ? Elle fatigue ? Elle pleure ? Elle a mal quelque part ? Déjà, en soi, c’est flippant. Mais si en plus, je vous dis que, vraiment, vraiment, vraiment, elle est en parfaite santé… La seule fois où j’ai gueulé, j’avais vingt-trois ans. Je galérais à mort pour trouver du taf, et mon mec venait de me quitter – me demandant très gentiment de quitter notre appartement. Eh ben vous savez quoi ? Même là, mes parents s’en faisaient plus pour elle que pour moi… Donc là, j’ai gueulé, ma mère a soupiré, et mon père m’a dit :  » tu ne peux pas comprendre, tu étais trop petite pour savoir ce qu’on vivait, ta mère, ta sœur et moi.  » Comme si, moi, je n’avais rien vécu de tout ça… Je trouve ça tellement dégueulasse. Mais tellement, tellement dégueulasse, Giulia… Et en même temps, je me sens coincée, parce que je les adore. Vous seriez moi, vous feriez quoi : continuer à serrer les dents ou exploser ? » 

« Chère Lola,

Compte tenu du fait que l’explosion se décide rarement par avance… Et que serrer les dents, c’est beaucoup trop mauvais pour les maxillaires… Je dirais : ni l’un ni l’autre, madame. Maintenant… Partant du principe que tous les plis se déplient pour peu qu’on y aille doucement… Et que tout va toujours mieux en le disant… Avant de dégoupiller la moindre grenade en conseil familial, posez d’abord les choses, Lola. En vous-même, pour vous-même, et moi, je vous aide à faire le tri. D’abord, quand la maladie frappe un membre du groupe, c’est tout le groupe qui est touché, et son équilibre va s’en trouver définitivement modifié. C’est injuste, c’est rageant, mais c’est comme ça : il y aura un avant, et un après la maladie. Entre les deux, il y a cette zone de turbulences, où chacun peine à trouver son espace, sa place, son rôle… Or, vous avez raison, votre famille ne semble pas encore en être sortie. Y compris vous, dont les réactions sont encore si vives, et même vingt-deux ans plus tard. Mais ça n’est pas Romy, qui prend tout l’espace, c’est bien sa maladie.

« Parce que, pendant un an la mort a rôdé autour de vous, elle vous a frôlés de près, et son ombre est toujours là…»

Comme si elle était là, tapie dans l’ombre, prête à vous sauter à la gorge à n’importe quel moment. Mon Dieu, Lola, vous avez dû avoir si peur, tous les quatre… Figés dans la terreur qu’on ne vous enlève Romy, vous avez tous commencé à marcher à pas feutrés, et à parler à voix basse. A retenir des émotions qui auraient pu vous submerger. A taire des mots qui auraient fait trop mal. Tout, plutôt que d’éveiller la camarde. Parce que, pendant un an – et c’est très long, un an, dans un contexte comme celui-là – la mort a rôdé autour de vous, elle vous a frôlés de près, et son ombre est toujours là… Aujourd’hui, vous, vous voudriez la chasser, et les vôtres vous répondent :  » ne la tente pas « . Dialogue difficile, quasi impossible, même, en l’état, tant vos places n’étaient pas les mêmes à l’époque. Vous, parce que vous étiez si petite, vous aviez un pied à l’hôpital, un autre à l’extérieur. Aujourd’hui, vous incarnez cet  » en dehors de la maladie « , quand vos parents et votre sœur sont encore plongés dedans. Vous allez pouvoir vous retrouver, à mi-chemin entre l’envie de tout effacer, et celle de se souvenir.

Vous allez même pouvoir aider vos proches à quitter définitivement l’hôpital, Lola, en leur tendant la main, en leur tendant des mots qu’ils n’arrivent pas à formuler. Mais ne foncez pas dans le tas. Ne fuyez pas non plus. Parlez de votre sentiment d’abandon, aujourd’hui et à l’époque. Et de votre colère. Et de vos manques. Vous en avez parfaitement le droit, et ils devraient pouvoir l’entendre… Si, dans le même élan, vous les prenez dans vos bras, pour dire combien vous les aimez, combien ils ont été épatants, debout dans la tempête, combien vous voudriez, aujourd’hui, vivre encore tant, et tant de choses avec eux, du côté du vivant. Vous pouvez être celle par qui la discussion s’ouvre. Celle grâce à qui les émotions affleurent. Celle avec qui chacun sera reconnu, pour ce qu’il a fait, tenté, subi, encaissé… Courage, Lola. Ca vaut le coup. »

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